Fils d’un pisciculteur de Saint-Quentin, Massy n’avait pas toujours été bourrelier. À seize ans, alors qu’il était en apprentissage à Levallois, il s’était inscrit dans un club sportif et s’y était révélé d’emblée un cycliste exceptionnel : bon grimpeur, vite au sprint, merveilleux au train, récupérant admirablement, sachant d’instinct quand et qui il fallait attaquer, Massy avait l’étoffe d’un de ces géants de la route dont les exploits illustrent l’âge d’or du cyclisme ; à vingt ans, à peine passé professionnel, il le manifesta avec éclat : dans l’avant-dernière étape, Ancône-Bologne, du Tour d’Italie 1924, sa première grande épreuve, il déclencha entre Forli et Faenza une échappée, démarrant avec une telle ardeur que seuls Alfredo Binda et Enrici purent s’accrocher à sa roue : Enrici y assura sa victoire finale et Massy lui-même une très honorable cinquième place.
Un mois plus tard, dans son premier et dernier Tour de France, Massy faillit renouveler avec encore plus de bonheur sa performance et dans la dure étape Grenoble-Briançon manqua ravir à Bottechia qui l’avait conquis dès la première journée, le maillot jaune. Avec Leducq et Magne, qui faisaient comme lui leur premier Tour de France, ils s’échappèrent au pont de l’Aveynat et dès la sortie de Rochetaillée avaient semé le peloton. Leur avance ne cessa de s’accentuer dans les cinquante kilomètres qui suivirent : trente secondes à Bourg-d’Oisans, une minute à Dauphin, deux à Villar-d’Arène, au pied du Lautaret. Galvanisés par la foule qui s’enthousiasmait de voir enfin des Français menacer l’invincible Bottecchia, les trois jeunes coureurs franchirent le col avec plus de trois minutes d’avance : il ne leur restait plus qu’à se laisser triomphalement descendre jusqu’à Briançon ; quel que soit par ailleurs le classement de l’étape, il suffisait que Massy conserve les trois minutes d’avance qu’il avait prises à Bottecchia pour passer en tête du classement général : mais à vingt kilomètres de l’arrivée, juste avant Monêtier-les-Bains, il dérapa dans un virage et fit une chute, pour lui sans gravité, mais désastreuse pour sa machine : la fourche cassa net. Le règlement interdisait alors aux coureurs de changer de vélo au cours d’une étape, et le jeune champion dut abandonner. La fin de sa saison fut lamentable. Son directeur d’équipe, qui avait une foi quasi illimitée dans les possibilités de son poulain, parvint à le convaincre, alors qu’il parlait tout le temps d’abandonner à jamais la compétition, que sa malchance dans le Tour avait provoqué chez lui une véritable phobie de la route et le persuada de se convertir à la piste. Massy pensa d’abord aux Six-Jours et à cet effet contacta le vieux pistard autrichien Peter Mond dont l’équipier habituel, Hans Gottlieb, venait de se retirer. Mais Mond venait juste de signer avec Arnold Augenlicht et Massy décida alors, sur les conseils de Toto Grassin, de se lancer dans le demi-fond : de toutes les disciplines cyclistes, c’était alors la plus populaire et des champions comme Brunier, Georges Wambst, Sérès, Paillard ou l’américain Walthour, étaient littéralement adulés par les foules dominicales qui emplissaient le Vel d’Hiv, Buffalo, la Croix de Berny ou le Parc des Princes.
La jeunesse et l’enthousiasme de Massy firent merveille et le quinze octobre 1925, moins d’un an après ses débuts dans la spécialité, le nouveau stayer battit à Montlhéry le record du monde de l’heure en parcourant 118,75 kilomètres derrière la grosse moto de son entraîneur Barrère équipée pour la circonstance d’un coupe-vent élémentaire. Le Belge Léon Vanderstuyft, quinze jours auparavant, tiré sur la même piste par Deliège avec un coupe-vent un peu plus important, n’avait atteint que 115,098 kilomètres. Ce record qui, en d’autres circonstances, aurait pu inaugurer une carrière prodigieuse de pistard ne fut malheureusement qu’une apothéose triste et sans lendemain. Massy était alors en effet, et depuis seulement six semaines, soldat de deuxième classe au premier régiment du Train à Vincennes, et s’il avait pu obtenir une permission spéciale pour sa tentative, il ne put réussir à la faire déplacer in extremis lorsqu’un des trois juges exigés par la Fédération Internationale de Cyclisme se décommanda deux jours avant la date prévue.
Sa performance ne fut donc pas homologuée. Massy se battit tant qu’il put, ce qui ne fut pas facile du fond de sa caserne, malgré l’appui spontané que lui apportèrent, non seulement ses camarades de chambrée pour qui il était évidemment une idole, mais ses supérieurs et jusqu’au colonel commandant la garnison, qui provoqua même une intervention à la Chambre des députés du ministre de la Guerre, lequel n’était autre que Paul Painlevé. La Commission internationale d’Homologation resta inflexible ; tout ce que Massy put obtenir fut l’autorisation de recommencer sa tentative dans des conditions réglementaires. Il reprit son entraînement avec acharnement et confiance et en décembre, lors de sa seconde tentative, impeccablement tiré par Barrère, battit son propre record en parcourant dans l’heure 119,851 kilomètres. Mais cela ne l’empêcha pas de descendre de machine en hochant tristement la tête : une quinzaine de jours auparavant, Jean Brunier, derrière la moto de Lautier, avait fait 120,958 kilomètres, et Massy savait qu’il ne l’avait pas battu. Cette injustice du sort qui le privait à jamais de voir son nom figurer au palmarès alors qu’il avait, en tout état de cause, été recordman du monde de l’heure du 15 octobre au 14 novembre 1925, démoralisa tellement Massy qu’il décida de renoncer complètement au cyclisme.
Georges Perec, La vie mode d'emploi.
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